Un siècle d’état-civil de Belfort exploré grâce à l’IA
Publié par Journal en direct, le 23 septembre 2024 190
Ville militaire, ville ouvrière, ville frontière, Belfort connaît au cours du XIXe siècle des transformations dont l’importance et les spécificités sont directement liées à ses différentes réalités. C’est pour retracer cette évolution et en extraire des trajectoires de vie que l’histoire et l’intelligence artificielle se conjuguent dans un projet innovant, mené par Laurent Heyberger, historien pour la période contemporaine à RECITS / Institut FEMTO-ST, et Franck Gechter, spécialiste d’intelligence artificielle (IA) et réalité virtuelle au laboratoire CIAD, tous deux enseignant leur discipline à l’UTBM.
Le projet se concentre sur les années 1807 à 1919, et vise l’analyse des 39 000 actes de naissances et 38 000 actes de décès enregistrés à Belfort sur cette période.
« L’une des portes d’entrée pour cerner les populations à cette époque est de s’intéresser aux naissances hors mariage, qui représentent un phénomène social dans toute l’Europe au XIXe siècle », explique Laurent Heyberger.
À Belfort, la proportion de ces naissances augmente régulièrement, passant d’environ 2,3 % pendant la décennie 1810 à 11,1 % à la fin du règne de Napoléon III. Les années 1870 voient ce taux monter en flèche. Le nombre de naissances hors mariage atteint alors son plus haut sommet, 14,9 %, ce qui se révèle supérieur à la moyenne en France. Il reste important jusqu’au début du siècle suivant, égalant 13,6 % avant 1914.
Après la guerre franco-prussienne de 1870-1871, Belfort restée dans le giron de l’Hexagone est une terre d’accueil pour les Alsaciens ayant choisi d’opter pour la nationalité française à la faveur du traité de Francfort. Entre 1871 et 1911, pas moins de 22 000 Alsaciens quittent leur région, annexée par la Prusse, pour rejoindre Belfort. Ils s’ajoutent à une population déjà en augmentation, à laquelle se sont intégrés des Italiens, des Russes et des Suisses.
De 1861 à 1911, le nombre d’habitants de la ville augmente de 386 %, c’est plus qu’à Paris dans un quartier populaire comme Belleville (125 %) sur la même période.
Hausses records de la démographie
Belfort continue son ascension démographique avec l’industrialisation du territoire à la fin des années 1870. L’arrivée massive de travailleurs depuis le Haut-Rhin est essentiellement due au transfert d’entreprises désormais considérées comme allemandes, que leurs patrons, suivis par leurs employés, déplacent de l’autre côté de la frontière.
Le quartier ouvrier des Vosges passe de 520 à 12 600 habitants entre 1872 et 1911, une progression inouïe de 8 000 % !
Outre les registres d’état-civil témoins de ces bouleversements démographiques, la banque de données sur laquelle s’appuie les chercheurs se complète de 12 000 fiches d’embauche issues des archives de l’ancienne filature DMC.
« Le recoupement des sources historiques permettra d’affiner les analyses concernant les naissances hors mariage, qui étaient le plus souvent le lot des ouvrières et des domestiques, ces dernières étant souvent considérées comme des prostituées à domicile », constate Laurent Heyberger.
Les documents donneront aussi des informations sur la reprise du travail après une naissance, sur l’abandon d’enfants ou sur leur décès, et de manière générale sur la réalité de l’époque, pour laquelle les archives sont parfois lacunaires. « En 1905, une grève contre le droit de cuissage, de portée nationale, éclate à Limoges. À la lecture de la presse belfortaine de l’époque, très prude et conservatrice, il est impossible de comprendre le sens et l’importance de cette grève », racontent les chercheurs à titre d’exemple. En reconstituant les carrières des hommes et surtout celles des femmes, il sera possible de mieux comprendre un contexte social alors en profonde mutation.
Grâce à l’intelligence artificielle, ces investigations seront menées à grande échelle, sur l’ensemble des données, quand les logiciels de statistiques traditionnellement employés travaillent sur des échantillons. « Des modèles à base de réseaux de neurones artificiels seront construits et entraînés avant de s’appliquer aux dizaines de milliers d’archives à notre disposition, explique Franck Gechter. Le défi est d’élaborer une intelligence artificielle spécifique, au service de l’histoire, pour aider à l’analyse et à l’interprétation des sources documentaires. »
Incluant les travaux de deux doctorants, ce projet est une première pour l’un comme pour l’autre des chercheurs ; il reçoit la contribution d’étudiants de l’UTBM, qui, en annotant les 2 000 documents d’état-civil servant à la construction du modèle, effectuent une tâche préparatoire essentielle en vue de l’exploitation des données par l’intelligence artificielle.
Article paru dans le Journal en direct n°314.
Photo début d'article : Belfort – Les cités ouvrières de Belfort, à la charnière des XIXe et XXe siècles. Collection particulière