Transition énergétique : le risque zéro n’existe pas

Publié par Journal en direct, le 6 juin 2024   78

Le passage des énergies fossiles aux énergies renouvelables en vue de réduire les émissions de gaz à effet de serre est une problématique complexe qui appelle au pragmatisme…

En 2011, la catastrophe de Fukushima remettait de façon dramatique le risque nucléaire au cœur des débats sur la transition énergétique. En mai 2017, une votation populaire en Suisse acceptait à une large majorité des votes, plus de 58 %, la nouvelle loi sur la stratégie énergétique du pays à l’horizon 2050, prévoyant qu’à cette échéance, les cinq centrales nucléaires suisses soient fermées – c’est le cas depuis pour l’une d’elles – et interdisant la construction de toute nouvelle centrale. En 2022, la guerre en Ukraine et ses répercussions sur les approvisionnements bouleversait la réflexion, imposant l’indépendance énergétique au premier rang des priorités. L’inquiétude était dans le même temps renforcée en France avec la chute de la production électrique du pays, essentiellement due à la fermeture de centrales nucléaires pour des questions de maintenance et à une baisse de la production hydroélectrique, le déficit de précipitations ayant privé d’eau les retenues des barrages.
En une dizaine d’années, certaines questions classiquement relatives à la problématique de la transition énergétique étaient ainsi propulsées par l’actualité sur le devant de la scène politique et médiatique, donnant à rebattre les cartes d’un jeu décidément bien complexe. Énergies renouvelables mais intermittentes, nucléaire vu comme un spectre effrayant mais garant d’une électricité peu chère et décarbonée, éoliennes alimentant copieusement les débats…, comment composer un mix énergétique à la fois efficient et acceptable, avec les options qui s’offrent aux décideurs et aux citoyens pour répondre aux enjeux de la transition ?

Réalités de terrain

Pour Mehdi Farsi, spécialiste en économie de l’énergie à l’université de Neuchâtel, si la diversification est indispensable, elle ne saurait se faire sans une source d’énergie à risque : « Il serait extrêmement optimiste de croire qu’avec les politiques actuelles, les énergies renouvelables pourraient se substituer aux autres d’ici 2050. Il faudrait pour cela multiplier leurs capacités de production par dix, c’est un objectif ambitieux à si court terme. Pendant la période de transition, on est obligé d’avoir une source d’énergie comportant une part de risque, la question étant de savoir quelle menace les citoyens sont le plus à même d’accepter ».

Image Pixabay

L’insécurité avec le nucléaire ? L’impact environnemental avec le charbon ? La dépendance énergétique avec le gaz naturel ?... Mehdi Farsi explique que le risque de pénurie ou d’envolée des prix de l’énergie n’est pas seulement d’ordre géopolitique, mais qu’il réside aussi dans les variations de la consommation. « La demande en énergie échappe au contrôle. Elle croît en cas d’hivers froids en Europe, d’augmentation de la production automobile en Chine, ou encore de progression de l’activité industrielle dans un pays en voie de développement. Parallèlement, l’offre est de moins en moins sensible aux prix ; l’augmentation de la demande implique une hausse du prix du pétrole, ce qui entraîne celle des prix du gaz et même du bois, parce que ces énergies sont alors plus demandées. Pour casser cette chaîne, le renouvelable est une réponse, encore faut-il que tout soit prêt, y compris les équipements des ménages et des entreprises. »
En attendant, et malgré les réticences, voire les franches oppositions, le nucléaire apparaît une réponse transitoire appropriée pour nombre de spécialistes. Lors d’un café scientifique1 organisé par l’université de Neuchâtel l’an dernier, où était pesé le pour et le contre, certains participants relevaient l’intérêt de bénéficier de l’électricité bon marché fournie par des centrales ayant aujourd’hui atteint leur plein niveau de rentabilité en Suisse, et dont la sécurité de fonctionnement est assurée, en attendant la mise en place de nouvelles options. La dépendance que suppose cependant l’appro­visionnement en uranium, en grande partie en provenance de Russie, serait atténuée par le fait que très peu de minerai est nécessaire pour produire de grandes quantités d’électricité, et parce qu’on pourrait, en Europe, s’approprier davantage la technologie de l’enrichissement de l’uranium : pour les experts, le nucléaire ne représente pas autant de dépendance que le pétrole ou le gaz.

Consommation et contradictions

Du côté de la consommation, Mehdi Farsi souligne le manque de prise de conscience de la part de la population. « Les gens, par exemple, rejettent l’éolien autant que le nucléaire. Ils sont d’accord sur le principe, mais contre dans la pratique, ils ne veulent pas d’un parc éolien à proximité. C’est une situation qu’on retrouve aussi bien en France qu’en Suisse : on veut tout, le confort, l’absence de risque, la préservation de l’environnement, les paysages intacts, mais c’est beaucoup exiger. » Les enquêtes sur la connaissance énergétique des ménages, que le chercheur mène à l’UniNE depuis dix ans, montrent un manque d’information des citoyens, un constat en partie lié aux contradictions observées. « Même si les mentalités ont évolué à cause de la hausse des prix, on oublie très vite une situation de crise dès lors qu’elle est passée et on ne mesure pas assez les risques auxquels nous sommes exposés. Il est absolument nécessaire de regarder à long terme. »

Graphiques des filières énergétiques utilisées pour bilan électrique de la France en 2023.


L’électricité est le vecteur d’énergie à qui on demande de remplacer les énergies fossiles. Aux côtés de l’éolien, du solaire, de l’hydroélectricité et de la biomasse, qui sont les principales énergies renouvelables susceptibles de la fournir dans une perspective durable, y compris sous forme d’hydrogène, la baisse de la consommation est une composante à part entière du mix énergétique. Les enquêtes montrent là encore que les économies d’énergie sont un levier important, mais qu’il ne faut pas tout en attendre : « Même si des progrès sont réels, notamment dans l’industrie, l’étude des comportements montre que dans le quotidien des ménages, on n’arrivera pas à diminuer la consommation autant que ce qui est écrit sur le papier ».
Et on aurait tort de sous-estimer le contexte dans lequel nous vivons aujourd’hui
, toujours plus énergivore : le seul mining de bitcoin, processus permettant de créer de nouveaux bitcoins et d’assurer le bon fonctionnement du réseau de la cryptomonnaie, aurait consommé plus d’électricité que la Suède en 2022 (source : Digiconomist / Cointelegraph France, janvier 2023).
Et rappelons que si internet était un pays, il serait le troisième plus gros consommateur d’électricité, juste derrière les USA et la Chine…

Pour en savoir plus :

1 Trop vite court-circuitées, nos centrales nucléaires ? Podcast à réécouter sur le site de l’université de Neuchâtel, www.unine.ch/cafescientifique/home.html.