Mondes parallèles en construction
Publié par Journal en direct, le 11 juin 2024 290
Le virtuel est entré dans nos vies, dans nos activités privées comme professionnelles, au point aujourd’hui de devenir inséparable du réel. À la frontière de la fiction, l’accès à des mondes inconnus ou créés de toutes pièces prend de multiples chemins, et porte en miroir promesses et menaces.
Passer d’un univers à un autre, une affaire d’échelle
L’existence d’univers parallèles est souvent invoquée dans les films futuristes, pourtant ce que la science-fiction met en scène s’apparente plutôt à la notion de réalités parallèles. Ce n’est pas là un simple caprice de vocabulaire, mais un vrai distinguo scientifique.
Dans la science-fiction, les personnages sont des doubles de nous-mêmes et habitent une planète qui ressemble à la Terre. Or il n’y a aucune raison pour qu’un univers parallèle soit une copie du nôtre, parce que les paramètres physiques ne sont pas les mêmes en tout endroit de l’espace-temps. Dans la fiction, de plus, la communication d’un univers à l’autre se produit généralement par l’intermédiaire de trous de ver, qui correspondent en fait à une solution purement mathématique et dont l’existence est improbable à l’échelle astronomique.
Les réalités parallèles sont, elles, des déclinaisons d’une même réalité. Un exemple simple pour illustrer le concept est celui du fichier informatique, dont l’original est décliné sur un ordinateur en différentes versions, comportant chacune des informations particulières ou supplémentaires. C’est sur ce schéma que sont construits les « univers » de science-fiction : des copies d’un monde connu intégrant des contenus différents, des réalités qui se superposent.
Si la fiction n’a pas vocation à être forcément en conformité avec la science, elle fournit ici l’occasion d’aborder des concepts qui font l’objet des recherches les plus fondamentales pour la compréhension de la mécanique quantique : les fonctionnements à l’échelle de l’atome n’obéissant pas aux mêmes règles que celles de la physique classique, le monde quantique demeure en effet encore mystérieux à bien des points de vue.
Enseignant-chercheur en physique théorique à l’université de Franche-Comté / Institut UTINAM, David Viennot est un spécialiste de ces questions d’ordre quantique, et place ses travaux à mi-chemin entre mathématiques et philosophie : « L’intérêt d’interpréter des équations ou des solutions mathématiques réside pour moi dans la découverte de processus qui permettent d’améliorer la connaissance du monde quantique et de son implication dans la réalité de la nature. » Le chercheur travaille notamment à relier l’interprétation d’Everett, une formulation de la mécanique quantique appliquée à l’Univers, à la théorie M, qui étudie les lois de la gravitation quantique et sur laquelle planchent des théoriciens du monde entier. La sphère des recherches se situe ici à l’échelle de Planck : à des dimensions infimes, de l’ordre de 10-35 m, c’est en dessous de l’échelle des particules élémentaires, et bien inférieur à la taille de l’atome.
Dans un article publié récemment dans la revue scientifique Quantum Studies, David Viennot montre que les trous de ver, s’ils n’existent probablement pas à l’échelle astronomique, pourraient se produire à l’échelle de Planck : « À cette échelle, des fluctuations quantiques de l’espace-temps pourraient générer la formation de paires trou noir / anti trou noir, qui apparaissent et disparaissent en très peu de temps, et donc la création et l’annulation de trous de ver. Ces canaux de communication donneraient la possibilité de passer d’un univers à un autre pendant… 10-43 secondes. » Un processus dont il est peu de dire qu’il serait fugace, mais dont l’existence théorique est un progrès pour la connaissance, et qui permet au passage de nuancer la critique vis-à-vis de la science-fiction : à l’échelle de Planck, il serait possible de passer entre deux univers parallèles par le moyen de trous de ver…
La difficulté de vivre… dans le virtuel
Avez-vous envie de vivre dans l’univers d’Harry Potter ? Dans un pays ou une époque où vous pouvez devenir quelqu’un d’autre ? Où vous pouvez côtoyer à nouveau des êtres disparus ? S’immerger dans la fiction au point qu’elle devienne réelle, c’est une promesse de la réalité virtuelle depuis les années 1990, renouvelée ces dernières années par le concept de métavers : un nouveau monde à portée de casque, un rêve devenant réalité. Le film Ready Player One de Steven Spielberg, sorti en 2018, en est la plus célèbre illustration. Le métavers, pour méta-univers, est un univers qui va au-delà de celui que nous connaissons, dont le chercheur en informatique Charles Pérez disait dans le Journal du net en septembre 2022 : « Il n’y aura plus l’homme et la technologie, mais l’homme avec et même dans l’univers technologique virtuel. L’immersion sera forte au point de ne plus mentionner les différences entre les deux. L’hybridation sera acquise et deviendra notre nouvelle unité de réalité. »
Le concept de métavers, tel que véhiculé par le géant du web Meta, ex-Facebook, a connu un échec commercial retentissant au tout début des années 2020, après avoir affolé les mondes de la finance et des médias.
Sa promesse s’est heurtée à des limites dont la première tient à l’homme lui-même, selon Mathieu Triclot, enseignant-chercheur en philosophie à l’UTBM / équipe RECITS à l’Institut FEMTO-ST. « A-t-on envie de s’engager totalement dans un autre univers ? De se déconnecter en permanence de sa propre réalité ? » questionne le chercheur, qui poursuit : « Que la fiction devienne réalité, c’est un rêve de l’humanité depuis la nuit des temps, et c’est aussi un cauchemar. Il y a toujours le paradis et l’enfer dans une promesse technologique ». Plonger dans un autre univers par le biais d’un livre, d’un film, d’un jeu vidéo ou d’un spectacle immersif procède d’une démarche volontaire, c’est accéder à la fiction quand on le souhaite. Vivre pleinement dans un monde virtuel suppose la monopolisation de tous ses sens et de renoncer à percevoir son environnement immédiat. « Est-ce qu’on veut des situations d’engagement total tout le temps ? » demande le philosophe, dont la réponse négative transparaît dans la question. « On a envie de croire à la fiction et en même temps on sait que c’est faux, ce sont deux injonctions contradictoires. La réalité virtuelle veut défaire ce nœud : on n’aurait plus besoin de faire d’effort pour y accéder, on n’aurait plus besoin d’y croire, on serait dedans. C’est à la fois utopique et cauchemardesque. »
Pour le philosophe, le métavers est une manière de montrer la force de la technique, comme le font aussi le véhicule autonome ou l’intelligence artificielle. « L’idée d’une maîtrise totale des choses est l’une des croyances les plus fortes de la modernité. C’est une vision du monde qui a cours depuis le début du XIXe siècle, chez ceux qui voient dans l’alliance de la science et de la technique le moteur du progrès humain. »
Mais si la réalité virtuelle offre un panel de possibilités et permet de nombreuses applications, comme dans l’industrie, la culture ou le marketing, l’idée du métavers vendue par les géants de l’informatique et du web est faussée par rapport aux capacités de la technologie. Le rêve se brise sur des considérations très prosaïques, comme la transpiration ou les maux de tête occasionnés par le casque, même le modèle dernier cri d’Apple. Mathieu Triclot voit ainsi l’avenir : « La promesse d’une technique qui peut tout, qui fonctionne seule, va continuer à exister de manière cyclique, comme elle le fait depuis deux siècles, tout en persistant à se heurter aux limites que posent à la fois la réalité de la technologie et le désir de l’homme ».
Attention dangers !
Dans une conférence qu’il donnait l’an dernier à l’université ouverte, Ioan Roxin, enseignant-chercheur en technologies de l’information et de la communication (uFC / laboratoire ELLIADD) rappelait l’anxiété de nombreux États devant le développement du cyberespace, qui, autorisant des communications et échanges parallèles de toute nature à l’échelle de la planète, est considéré par eux comme une « menace pour la sécurité et les intérêts de la nation ». Les MAAMA, ex-GAFAM, ces géants américains que sont Meta (ex-Facebook), Alphabet (ex-Google), Amazon, Microsoft et Apple, impliqués au premier plan dans le développement des technologies et du web, sont plus puissants que les États, dont le PIB de certains atteint à peine leurs moyens financiers. Mais le web 2.0 d’aujourd’hui pourrait à l’avenir être remplacé par une version 3.0, à l’architecture décentralisée, fondée sur la technologie de la blockchain, et dans lequel les plateformes n’auraient plus lieu d’être : une nouvelle donne susceptible de faire reculer le pouvoir des MAAMA.
Ioan Roxin attire l’attention sur les dangers que représente aussi le monde virtuel pour les individus, en revenant sur les possibilités qu’il offre. Si le cybermonde est un espace virtuel créé par les systèmes informatiques et investi par les internautes, le concept de métavers va plus loin en ce sens qu’il inclut la notion de persistance : « Ce n’est pas seulement une immersion, on y retrouve ce qu’on a construit avant ; il suppose de plus une interconnectivité entre plusieurs mondes ».
Pour le chercheur, le métavers n’existe pas, le concept se décline nécessairement au pluriel. « Les fonctionnalités sont pour l’instant limitées et les applications ciblées, comme dans l’éducation ou le marketing, avec par exemple la création d’univers virtuels par des sociétés de mode. » Et la technologie a encore du chemin à faire, avec des casques qui ne donnent pas toute satisfaction, et qui, même si les modèles s’allègent, restent plus que contraignants. Demain ils pourraient être remplacés par des lunettes, voire par des puces implantées dans le cerveau…
En attendant, Ioan Roxin insiste sur les méfaits sociaux que peuvent impliquer le cybermonde et les métavers : isolation sociale, dépendance, développement de comportements compulsifs, discrimination en ligne, défaillances dans la protection des données. « Naviguer dans le virtuel peut aussi amener à une déformation de la réalité, à une altération des perceptions. »
Un risque que le chercheur baptise métaverisme, par analogie avec le bovarisme, cet état d’insatisfaction caractéristique de l’héroïne de Flaubert, Emma Bovary. « Je propose le néologisme métaverisme pour décrire un comportement spécifique à l’utilisation excessive de la technologie, en particulier des jeux vidéo, de la réalité virtuelle et des métavers. Il s’agit d’une préférence pour la vie virtuelle plutôt que pour la vie réelle, ainsi qu’une dépendance aux technologies numériques. Les personnes atteintes de métaverisme se sentiraient plus à l’aise dans les mondes virtuels que dans le monde réel, et passeraient de longues heures à jouer à des jeux vidéo, explorer des métavers ou interagir avec des avatars. Le métaverisme pourrait être considéré comme un comportement susceptible de conduire à la frustration, à la dépression et à la désillusion, car les personnes qui s'immergent trop dans les mondes virtuels peuvent se retrouver déconnectées de la réalité et de la société. » Virtuel et réel, promesses et menaces…, l’OASIS de Ready Player One serait-elle une terre promise ou une illusion ?
Articles extraits du dossier Prise de mesures dans le dernier numéro du journal En direct.
Image début : Jensen Art Co - Pixabay.