La menace d’un manque de diversité génétique pèse sur le lynx
Publié par Journal en direct, le 11 mars 2024 710
Animal traqué et persécuté pendant des siècles, le lynx opère un retour très discret depuis quelques décennies dans les massifs montagneux de l’Est de la France, d’où il avait disparu. Une insuffisance de diversité génétique pourrait représenter une menace supplémentaire pour cette espèce protégée, en danger d’extinction.
Le lynx inspire toujours ce mélange de fascination et de crainte éprouvé de façon caractéristique devant les grands carnivores, loup et ours en tête, qui sont les représentants d’une nature sauvage presque oubliée. Quasiment disparu d’Europe à la suite des persécutions dont il est victime du XVIIe au XXe siècle, le lynx boréal fait l’objet de plusieurs programmes de réintroduction entre les années 1970 et 2000 dans les massifs montagneux de l’ouest du continent, se limitant chacun à quelques individus ; en France, le lynx est majoritairement présent dans le massif du Jura. Les progrès récents de la génétique montrent que la population des Carpates, dont sont issus ces spécimens, ne présente que peu de diversité génétique, un danger pour la sauvegarde de l’espèce.
La Société française pour l’étude et la protection des mammifères (SFEPM) a intégré cette problématique à son Plan national pour la conservation du lynx boréal, rédigé en 2020 et relayé deux ans plus tard par des directives gouvernementales. C’est pour étudier les caractéristiques des lynx à partir de leur profil génétique que la SFEPM a fait appel au laboratoire Chrono-environnement. « Le développement de méthodes spécifiques pour étudier la génétique des populations de mammifères et l’ancrage du laboratoire dans une région emblématique du lynx ont créé les conditions d’une collaboration encore inédite en France », explique Ève Afonso, enseignante-chercheuse en écologie moléculaire et de la conservation, et responsable du projet à l’uFC. La recherche est fondée sur l’analyse des crottes que l’animal essaime au sol : « Cette méthode non invasive a fait ses preuves sur d’autres mammifères, comme certaines espèces de chauve-souris ou de singes ; elle permet aujourd’hui d’obtenir des informations sur un animal qu’il n’est guère facile d’approcher et encore moins de capturer pour lui faire une prise de sang ! »
Dans les forêts du Jura et des Alpes, la collecte est effectuée par des bénévoles amoureux du lynx ou plus généralement de la nature sous l’égide de la SFEPM, qui recueille les échantillons et les transmet au laboratoire pour analyse. Un réseau dynamique et un partenariat stimulant, sans lesquels l’aventure serait impossible. Sur la totalité des échantillons prélevés pour l’instant, environ cent cinquante ont fait l’objet de tests génétiques, dont l’une des potentialités est le comptage des effectifs. « Le génotypage est individuel, et comme chaque empreinte génétique est unique, nous avons l’assurance de ne pas compter deux fois le même individu. » Combinées aux apports des modèles mathématiques, les analyses biologiques donneront à terme une idée beaucoup plus précise du nombre de félins, mâles ou femelles, présents sur les territoires étudiés. Les méthodes traditionnelles de comptage donnent une approximation de 150 à 300 individus sur l’ensemble de la France. Sur un autre plan, les premiers résultats confirment le fait qu’il existe peu, voire pas de diversité génétique dans la population étudiée. « C’est l’une des plus faibles chez les mammifères en Europe, et c’est un constat alarmant pour la survie de l’espèce. » Cette déficience s’accompagne des effets délétères d’une forte consanguinité, responsable de malformations cardiaques importantes et fréquentes, mais dont on ne connaît pas vraiment l’impact sur la santé des félins.
Les marqueurs génétiques donnent aussi des informations sur le régime alimentaire des lynx ; ils font état d’une variété de proies consommées plus grande que chez leurs cousins en Europe, sans que l’on sache encore pourquoi. Au menu, des chevreuils et des chamois, qui restent les mets favoris, complétés de sangliers, de renards, de lièvres, de lapins, et même de cerfs : difficile de dire pour l’instant si le lynx est capable de tuer lui-même un animal aussi gigantesque, ou s’il se comporte ici en charognard. La présence de proies domestiques est attestée, mais de façon anecdotique, avec les traces d’ingestion de deux moutons, sur les quatre ans que représente la collecte d’échantillons. Là encore, l’approfondissement de l’étude confirmera, ou non, un comportement supposé opportuniste.
Connaître la structuration des populations de lynx boréal et la distribution de leurs caractéristiques représente de vrais enjeux. L’espèce est-elle vouée à l’extinction dans nos montagnes en raison de sa pauvreté génétique ? Ou est-il possible d’aider à sa sauvegarde en prenant certaines mesures, comme la création de couloirs forestiers pour reconnecter les populations avec celles des pays européens voisins, au profil génétique potentiellement différent ? Faut-il envisager la réintroduction de nouveaux individus, issus d’autres souches ? Ce sont là des questions cruciales pour la prise de décision politique en matière de conservation de cette espèce protégée.
À propos du lynx boréal…
Malgré sa réhabilitation depuis quelques décennies, et après des siècles de mauvais traitements, le lynx provoque toujours certaines inquiétudes et continue à susciter le débat. Victime de collisions automobiles et du braconnage, le lynx voit sa mortalité causée pour près de 70 % par l’homme. Certains chasseurs craignent sa concurrence ; mais si le lynx tue 50 chevreuils pour assurer sa subsistance pendant un an, plus de 580 000 sont abattus en une saison de chasse en France (source : Office français pour la biodiversité, chiffres saison 2020-2021). Les données pourraient également se montrer rassurantes pour les éleveurs : le lynx est réputé préférer les proies sauvages pour se nourrir, et la capture d’une chèvre ou d’un mouton dans un troupeau reste exceptionnelle.
En France, le lynx fait l’objet d’une protection totale depuis 2007, et le Plan national d’action mis en œuvre en sa faveur en 2022 veut aider à mieux le faire connaître et accepter par les habitants des régions concernées par sa présence, en même temps qu’à s’en protéger.