Jeux mosaïques : 3ème partie
Publié par Journal en direct, le 17 juillet 2024 190
Jeux artistiques
Les Jeux modernes n’ont pas toujours été uniquement sportifs : entre 1912 et 1948, ils ont aussi comporté des concours d’art : l’objectif était de se rapprocher de l’idéal antique de l’homme, associant muscle et esprit.
À Delphes, à Olympie et ailleurs, la poésie, la musique, le chant ou le théâtre avaient leur place, et les sanctuaires où se déroulaient les concours regorgeaient « d’œuvres d’art ».
Pour renouer avec la dimension culturelle et artistique de l’Antiquité, il est décidé dès 1906 que la peinture, la sculpture, l’architecture, la musique et la littérature constitueraient les domaines d’expression associés aux épreuves sportives.
Si la première édition, en 1912, à Stockholm, ne suscite pas l’enthousiasme des artistes, l’idée fait peu à peu son chemin. Paris 1924 marque l’apogée des concours d’art, avec la présence de près de deux cents concurrents issus de 23 pays, les peintures et les sculptures étant exposées au Grand Palais.
Des artistes de plusieurs pays, dont la France, boycottent les concours d’art des Jeux de Berlin en 1936. « Après l’édition londonienne de 1948, les concours d’art disparaissent, pour différentes raisons », explique Jean-Yves Guillain, historien du sport au C3S.
Les artistes ont du mal à adhérer à un système qui les juge et les classe ; les organisateurs, quand ils n’oublient pas de les pressentir, se plaignent de ne pas toucher les plus grands d’entre eux, qui préfèrent honorer leurs commandes ou exposer à titre personnel. Pour autant, les œuvres olympiques sont parfois de bonne facture et certains de leurs auteurs sont réputés, comme Van Dongen, Lartigue, Gropius, Montherlant, Landowski, Breker… Mais le sport n’est pas le domaine d’expression favori des artistes : le dynamisme et la vitesse sont difficiles à rendre, par exemple sur une toile. Surtout, les mouvement avant-gardistes, émergeant dans la première moitié du XXe siècle, bousculent les lignes de l’art, se heurtent à l’académisme, impulsent de nouvelles idées.
« Coubertin se fait dépasser, avec une vision de l’art fondée sur un réalisme inspiré de l’Antiquité et un idéal olympique s’appuyant sur des valeurs aristocratiques. Il est en décalage avec le monde », explique Christian Vivier, directeur du C3S et spécialiste d’histoire culturelle du sport. Jean-Yves Guillain ajoute que les concours d’art butent sur un vice de forme : « Pour assurer leur niveau artistique, ce sont des professionnels qui participent aux concours ; or, l’amateurisme est une règle aux JO. » Pointé par l’Américain Avery Brundage, le futur et très controversé président du CIO, ce manquement à une stricte application de la charte olympique signe la fin des concours d’art aux Jeux. Les Olympiades culturelles d’aujourd’hui apparaissent comme un relais de la dimension artistique qui les animait, avec des événements produits avant et pendant les Jeux, par exemple à l’occasion du passage de la flamme olympique.
Cérémonies mythiques
Les spectacles d’ouverture et de clôture des Jeux, quant à eux, s’inspirent de l’art total.
Au service de l’événement et plus encore de l’image du pays hôte, ils sont pour celui-ci une formidable opportunité de se raconter. « Les organisateurs ont la maîtrise de ce qu’ils veulent dire, ont le pouvoir de montrer leur pays et leur ville sous leur meilleur jour », souligne Yann Descamps, historien spécialiste des représentations du corps sportif au C3S. En travaillant sur le sens véhiculé par les cérémonies des Jeux, le chercheur analyse les discours des pays sur eux-mêmes, le message qu’ils veulent transmettre à l’international, et la façon dont ce message est reçu.
« La France a bâti ses récits autour de son histoire. Paris 2024 montrera si elle poursuit sur ce type de discours ou si elle le renouvelle, en intégrant par exemple les questions postcoloniale, du genre ou de l’environnement. » En observant les réactions autour de la cérémonie d’ouverture, Yann Descamps pourra analyser les distances séparant la production du message et sa réception, mettre en rapport l’affiche du spectacle et l’envers du décor. L’historien étudie aussi les discours prévalant de l’autre côté de l’Atlantique.
« Les États-Unis mettent l’accent sur leurs mythes fondateurs, dont celui d’une nation pionnière, et dressent un parallèle entre les idéaux américains et olympiques pour que les deux se confondent. » Les États-Unis utilisent la force du visuel et même celle de la musique : à trois reprises, elle est signée par John Williams, connu pour les bandes originales qu’il a composées pour de célèbres films américains.
Le Japon, lui, distille son modèle culturel à travers les mangas, bénéficiant d’un formidable succès depuis une quarantaine d’années, notamment en France qui en est le deuxième plus gros consommateur au monde.
« Dans les mangas, les JO représentent le summum de l’expérience sportive. Mais c’est le parcours initiatique qui mène jusqu’à cet idéal qui est mis en valeur, plus que le fait d’obtenir ou non une médaille », explique Yann Descamps. Les mangas n’éduquent pas à l’ensemble des valeurs prônées par le CIO, mais plutôt à celles du bushido, le code de conduite associé à la figure du samouraï : travailler très dur et surmonter les obstacles sont des fondamentaux pour s’imposer au judo, en gymnastique ou au volley. Le respect dû aux aînés est également une dimension incontournable. « Certaines de ces valeurs sont peu à peu intégrées par les jeunes, notamment en France ; il est intéressant de regarder si elles sont susceptibles de compléter ou d’aller à l’encontre de notre propre culture sportive. » Fort du succès phénoménal de Pokémon au tournant des années 2000, le Japon s’appuie sur le manga pour vendre sa culture et transmettre les principes du bushido au monde. Miraitowa et Someity, les mascottes des jeux de Tokyo en 2021, sont des symboles de la « japonisation » en cours dans le sport, comme elle l’est ailleurs.
Planches de sport
La bande dessinée francophone s’est quant à elle toujours intéressée au sport, comme à d’autres aspects de la vie sociale, en premier lieu pour s’en amuser.
En lice pour les Jeux olympiques dès les années 1950, Bibi Fricotin et Les Pieds nickelés se servent du sujet pour multiplier les gags et les situations comiques. « L’héritage de caricaturistes comme Daumier ou Gustave Doré se sent très tôt dans la BD. L’objectif est de faire rire, et pour cela les Jeux olympiques sont un prétexte comme un autre, il n’y a pas de véritable fondement au propos », explique Sébastien Laffage-Cosnier, historien du sport au C3S. Restés dans les annales du 9e art, Astérix aux jeux olympiques (1968) et Les Schtroumpfs olympiques (1980) conjuguent la morale à l’humour ; les deux albums tournent en dérision différentes facettes du sport et de l’olympisme, comme l’entraînement, l’esprit de compétition, la pression sociale, la gloire des vainqueurs, le régime alimentaire, la tricherie, le dopage.
À leur sujet, Sébastien Laffage-Cosnier et Christian Vivier soulignaient dans un article scientifique paru en 2018 : « Les plus célèbres BD olympiques mettent en avant la manière dont les personnages principaux, mus généralement en « anti-héros sportifs », affichent l’archétype du « Français moyen », roublard, râleur et débrouillard, se désintéressant de la victoire finale. Aussi, à leur façon, les créateurs de ces BD olympiques célèbres questionnent la place, le rôle, voire l’utilité et la crédibilité du classement à l’issue d’un spectacle sportif ».
Si la BD, longtemps considérée comme un art mineur et populaire, n’a pas toujours suscité l’intérêt de la recherche, elle participe pourtant bien à la construction d’un imaginaire collectif, et son impact est réel : son étude est une entrée particulière et riche d’enseignements pour aborder les réalités d’une société et la soumettre à des questionnements. Faire du sport est-il un moyen de rendre meilleur… ou d’être le meilleur ? Le dopage est-il la seule façon de réellement parler d’égalité des chances, comme il est suggéré dans Astérix, avec des athlètes ayant tous absorbé la mixture du druide et franchissant la ligne d’arrivée comme un seul homme ?
La BD ne prend une dimension véritablement éducative qu’à partir des années 1980, alors que ses auteurs ont le souci de la voir légitimée dans sa capacité à apprendre aux jeunes. Des albums sur l’œuvre de Coubertin, le mouvement olympique ou d’anciens champions, célèbres pour leur succès ou leur militantisme, investissent le domaine de la narration graphique. S’adressant davantage à un public d’adultes, certains albums délivrent des messages critiques ou politiques, remettant par exemple en cause la bienveillance avec laquelle on envisage généralement « les prétendus bienfaits du sport compétitif », ou la vision du sport comme facteur d’intégration. « L’art questionne la société sur ce qu’elle est, et fait bouger les normes », note Christian Vivier. « L’artiste voit et montre le monde autrement », conclut Sébastien Laffage-Cosnier.
Pour en savoir plus : Laffage-Cosnier S., De l’histoire, du sport, et des images, Éditions de la Sorbonne, 2024.
Retrouvez l'intégralité du dossier dans le Journal en direct n°313.
Photo du début : Sculpture de Paul Landowski, Boxeur tombé, 1921. Musée Paul-Landowski© Musées de la ville de Boulogne-Billancourt / Photo : Philippe Fuzeau, 2017