Jeux mosaïques : 2ème partie
Publié par Journal en direct, le 15 juillet 2024 240
Jeux et enjeux
1924-2024 : un siècle d’exploits sportifs et de records, de podiums et d’espoirs déçus, de controverses et de scandales, de tensions politiques, d’enjeux économiques et d’envolées médiatiques.
Ce sont ces dimensions que l’exposition Les Jeux olympiques miroir des sociétés met en lumière autour de l’événement sportif le plus célèbre du monde et de son centenaire parisien. Une rétrospective à voir jusqu’en novembre au Mémorial de la Shoah à Paris, qui met l’accent sur différentes formes de discrimination rencontrées lors des Jeux. L’exposition témoigne en préambule de la naissance de la « religion olympique » selon Pierre de Coubertin, de ses rituels et de ses symboles : le défilé des athlètes en 1908, le serment olympique prêté en 1920, et la même année la création du drapeau reprenant les anneaux dessinés en 1913 par l’illustre baron, la flamme allumée pour la première fois en 1928, en référence à un cérémonial antique.
Historien du sport à l’université de Franche-Comté / Centre Lucien Febvre, Paul Dietschy est l’un des commissaires de l’exposition : « Le parcours de la flamme apparaît aujourd’hui comme un rituel inclusif, mais il est inventé pour les Jeux de Berlin de 1936 par les Nazis, qui voient les Aryens comme les descendants des Grecs anciens et insistent sur les références à l’Antiquité. »
C’est justement toute l’ambivalence des Jeux, entre valeurs d’universalité pacifistes et réalités pour le moins contrastées, qui est mise en exergue dans l’exposition : elle s’appuie pour cela sur trois années qui ont marqué au fer l’histoire des Jeux : 1936, Berlin, les jeux du nazisme ; 1968, Mexico et la ségrégation raciale ; 1972, Munich et la reviviscence de l’antisémitisme, avec la prise d’otage et l’assassinat de onze athlètes et entraîneurs juifs.
En 1936, les Jeux de Berlin sont une démonstration de force du régime hitlérien. « L’événement est organisé dans des installations gigantesques et servi par les films de propagande de la réalisatrice Leni Riefenstahl. Les podiums offrent l’occasion de lever le bras non pour faire le salut olympique, mais le salut fasciste ou nazi », souligne Paul Dietschy. Et si Paris, en 1924, fait entrer les Jeux dans la modernité avec la radiodiffusion, la presse illustrée et les premières vedettes du sport, Berlin en 1936 est l’édition des premières retransmissions télévisées, d’une manière certes encore confidentielle, mais utile à la propagande.
C’est au cours de ces Jeux que l’Américain Jesse Owens, petit-fils d’esclaves affranchis, remporte quatre médailles d’or, au 100 mètres, 200 mètres, saut en longueur et 4 x 100 mètres. L’athlète accède à une notoriété internationale, aussi bien pour son formidable exploit sportif que pour avoir damé le pion à Hitler et à ses théories sur la supériorité de la race aryenne.
Mais c’est dans son pays natal, où la ségrégation raciale est alors inscrite dans les mœurs et les lois, que le sprinter afro-américain souffre au quotidien de la différence. Pointant l’évolution du contexte social américain, l’exposition dresse un parallèle entre le triomphe de Jesse Owens et celui de Carl Lewis, qui établit un palmarès rigoureusement identique en 1984 à Los Angeles.
Entre ces deux bornes historiques, en 1968 à Mexico, ce sont deux autres athlètes noirs qui vont entrer dans la légende, pour leur prise de position contre la ségrégation raciale. Tommie Smith et John Carlos se présentent pieds nus pour rappeler la pauvreté de leur peuple et, tête baissée, lèvent un poing ganté de noir pour protester contre la condition des Noirs aux États-Unis, alors qu’ils prennent place sur le podium qui les consacre respectivement à la première et à la troisième place du 200 mètres. Ce geste leur vaudra d’être exclus des Jeux et de perdre leur statut d’athlètes. Ils seront réhabilités au début des années 2000, devenant alors de véritables idoles.
D’autres figures incontournables des JO sont présentes dans l’exposition : outre leurs performances remarquables, leurs parcours sont emblématiques de l’ambivalence des Jeux.
Parmi eux, Alfred Nakache (1915-1983) est un athlète français, juif, acclamé pour ses talents exceptionnels de nageur, notamment par Jean Borotra, le commissaire aux sports du régime de Vichy, même s’il est déchu de la nationalité française et perd son emploi en vertu du statut des Juifs publié en octobre 1940. Arrêté par la Gestapo en 1943, il survit à l’enfer d’Auschwitz où sa femme et sa fille sont en revanche assassinées dès leur arrivée. À la fin de la guerre, affaibli par des mois de camp et anéanti par la nouvelle, il reprend néanmoins l’entraînement.
Alfred Nakache participera aux Jeux de Londres de 1948, comme la Hongroise Éva Székely (1927-2020), elle aussi enfant prodige de la natation, elle aussi juive. Éva Székely aura également à fuir les persécutions, mais elle échappera à la déportation. La nageuse s’astreint à un incroyable entraînement physique, montant et descendant pendant des heures les escaliers de la maison dans laquelle elle vit recluse jusqu’à la fin de la guerre. Elle obtiendra les médailles d’or puis d’argent au 200 mètres brasse, respectivement aux Jeux de 1952 et 1956, avant de s’incliner et de renoncer à la compétition, sous la contrainte cette fois du parti communiste au pouvoir en Hongrie.
En natation également et symboliquement, quoique sur un tout autre plan, Paris 2024 marque le quarantième anniversaire de la mort de Johnny Weissmuller (1904-1984) et le centième anniversaire de sa consécration : en juillet 1924, le nageur, atteint de la polio quand il était enfant, remporte trois médailles d’or en trois jours. Légende de la natation mondiale avec vingt-huit records du monde à son actif en 1928, alors qu’il met un terme à sa carrière à l’âge de 24 ans, Johnny Weissmuller reste cependant plus célèbre pour son rôle mythique de Tarzan à l’écran que pour ses performances sportives exceptionnelles.
Natation, gymnastique, athlétisme, boxe…, les exploits et parcours d’athlètes de toutes disciplines, qui, d’une façon ou d’une autre, ont fait l’histoire des Jeux, revivent sur les murs de l’exposition, de Nadia Comaneci à Marie-José Perec, d’Alain Mimoun à Mohammed Ali.
Femmes et minorités en lutte
Dans l’Antiquité, les femmes, dès lors qu’elles étaient mariées, n’avaient pas le droit d’assister aux concours olympiques.
Mais dès le VIe siècle av. J.-C., des compétitions étaient organisées pour elles, quinze jours après la fin des épreuves réservées aux hommes. À l’avènement des Jeux modernes, Coubertin est opposé à la participation des femmes ; les réactions sont immédiates. En 1896 à Athènes, le lendemain de l’épreuve de marathon disputée par les hommes, une femme refait seule la course, en signe de protestation. Voile, tennis, golf, rares sont les épreuves accueillant des femmes à partir de 1900. Il faut attendre 1928 pour que la gent féminine soit admise aux JO dans les épreuves d’athlétisme : la volonté de Coubertin plie devant celle de la nageuse et rameuse française Alice Milliat, instigatrice au début des années 1920 de mondiaux féminins que le Comité international olympique (CIO) reprendra sous sa bannière pour les intégrer officiellement aux Jeux.
Pour faire entendre la voix des minorités ou des oppositions, des contre-olympiades s’organisent.
En 1928 à Moscou, les premières Spartakiades s’opposent aux fascismes et valorisent la culture sportive prolétarienne sur toile de fond communiste. Également contre les valeurs bourgeoises de l’olympisme et surtout prenant le parti des athlètes afro-américains victimes de discrimination, la fédération sportive communiste américaine Labor Sports Union organise en 1932 ses propres jeux à Chicago, en parallèle à ceux de Los Angeles. Les Maccabiades, elles, se mettent en place dans un contexte d’antisémitisme montant en Europe, et réunissent dans les années 1930 des Juifs de toute la diaspora ; elles ont notamment pour objectif d’obtenir la reconnaissance d’une délégation juive aux Jeux olympiques, après que des fédérations nationales ont opposé leur veto à la participation d’athlètes juifs.
Des jeux en marge des Jeux
« À la fin du XIXe siècle, alors que la Révolution industrielle produit ses bouleversements économiques et sociaux, Coubertin est un républicain qui veut donner une nouvelle morale aux élites, en les incitant au mouvement et à l’action. Les Jeux olympiques sont au service de cette ambition », explique Cyril Polycarpe, historien du sport au laboratoire C3S. Mais d’autres jeux s’organisent, répondant à d’autres prétentions. Le CIO devra revoir son organisation pour pouvoir les placer sous son autorité.
En 1913, les jeux de l’Extrême-Orient se tiennent pour la première fois à Manille, aux Philippines. Ils sont orchestrés par la YMCA américaine : l’association d’origine protestante entend diffuser vers l’Asie les idéaux de son pays, symbolisés par le modèle du self-made man. Les sports américains, comme le baseball, et les sports mécaniques font leur apparition dans la compétition, avec le soutien des clubs sportifs que la YMCA a aidé à créer en Asie.
« La dimension politique que revêtent ces jeux, dont il est absent, est vue comme une menace pour le CIO. » Dans les années 1920 et 1930, l’organisation s’oriente vers le recrutement de diplomates, qui offrent de nouvelles perspectives par rapport aux membres autrefois choisis par Coubertin dans ses réseaux militaires et aristocratiques. « Le changement est tel que le CIO est alors vu comme une organisation sportive et également diplomatique, au même titre que la SDN, la future ONU », souligne Cyril Polycarpe. C’est grâce aux talents de ses diplomates que le CIO réussira à sceller des alliances, comme c’est le cas avec la YMCA.
La puissante organisation devient incontournable. Ralliés à sa bannière, les jeux de l’Extrême-Orient se verront cependant stoppés par la seconde guerre sino-japonaise et l’annulation de l’édition prévue en 1938. Dans cette région du monde, les jeux d’Asie du Sud-Est apparaissent en 1959. Les jeux des nouvelles forces indépendantes (GANEFO), créés en 1963 sur fond de crise entre l’Indonésie et le CIO, ne comptent que deux éditions, ne trouvant pas le soutien politique nécessaire pour se mesurer à l’organisation olympique. Les jeux d’Amérique centrale et des Caraïbes naissent en 1926, les jeux sud-américains en 1978. Les jeux panarabes ont vécu de 1953 à 2023. Les jeux méditerranéens, créés en 1951, et les jeux du Commonwealth, succédant en 1978 aux jeux de l’Empire britannique datant de 1930, sont associés au contexte de la colonisation et à son évolution. Malgré la proposition de Pierre de Coubertin, en 1923, de créer des jeux africains, ceux-ci ne voient le jour qu’en 1965, après les luttes d’indépendance. Les jeux du Pacifique donnent depuis 1963 la possibilité aux territoires de cette zone de faire valoir des sports qui leur sont spécifiques, comme la chasse sous-marine. Les premiers jeux européens font leur apparition en 2015 à Bakou, en Azerbaïdjan ; entre considérations géographiques et politiques, ils peinent à trouver leur périmètre, mais sont envisagés comme un moyen de redorer le blason du continent devant l’influence grandissante du Moyen-Orient et de l’Extrême-Orient sur la scène internationale.
Tous les jeux régionaux sont sous la supervision du CIO, dont ils adoptent la charte olympique. « Si certains sont apparus comme des contre-modèles, ce n’est plus le cas. Les jeux régionaux reflètent aujourd’hui des identités géographiques ou culturelles par le biais du sport, et sont le plus souvent des tremplins vers une participation aux Jeux olympiques mondiaux. »
Retrouvez l'intégralité du dossier dans le Journal en direct n°313.
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