Entreprises industrielles et intelligence artificielle
Publié par Journal en direct, le 17 septembre 2024 160
Qu’on la juge inquiétante ou stimulante, l’intelligence artificielle concerne tous les domaines de la science et de la société. Dans l’industrie, elle intervient dans la caractérisation des matériaux comme dans le contrôle des pièces, sans oublier l’amélioration des process. De nombreux travaux de recherche en IA accompagnent les entreprises sur le chemin de l’industrie 4.0…
L’intelligence artificielle, un vaste programme
Pour imiter les compétences de l’homme à penser et agir, l’intelligence artificielle (IA) requiert des systèmes informatiques puissants, des algorithmes élaborés et en général une grande quantité de données.
L’apprentissage automatique (machine learning) constitue un sous-ensemble de l’intelligence artificielle. Il repose sur le recueil et le traitement des données, utilisées pour entraîner un modèle qui sera ensuite capable de considérer par lui-même une problématique.
L’apprentissage automatique recourt à différentes architectures d’algorithmes, dont les réseaux de neurones constituent la famille la plus répandue. Les réseaux les plus complexes, comportant plusieurs couches interconnectées de neurones artificiels, sont à l’origine de la création d’algorithmes dits d’apprentissage profond (deep learning).
Emmanuel Ramasso est enseignant-chercheur à SUPMICROTECH / Institut FEMTO-ST. Sa spécialité de recherche concerne l’utilisation de l’intelligence artificielle pour le contrôle non destructif des propriétés et des comportements des matériaux. « Les algorithmes que nous mettons au point sont à même de détecter des informations cachées, selon des méthodes d’apprentissage automatique que l’on qualifie de « non supervisé ». Ils permettent par exemple de détecter la nature d’événements à l’origine de la dégradation d’un matériau lors de son usinage. » L’IA est chargée d’organiser les données directement émises par la pièce et recueillies grâce à des capteurs, de manière à faire émerger des mécanismes à l’œuvre.
Il s’agit par exemple de savoir à quel moment se produit une fissure dans une pièce en cours d’usinage, de comprendre la manière dont cette fissure se propage dans le matériau, et éventuellement comment elle entraîne d’autres anomalies. Des capteurs d’émissions acoustiques transmettent ici les informations : certains matériaux, comme les composites, émettent localement du bruit lorsqu’une fissure se produit. L’analyse des données vibratoires par intelligence artificielle, à laquelle Emmanuel Ramasso travaille de façon privilégiée, complète les informations communiquées à plus large échelle par des caméras infrarouges captant les émissions de chaleur produites elles aussi lors d’une fissuration, pour une analyse la plus fine possible des processus.
« Combinée à des méthodes traditionnelles, l’IA permet de mieux comprendre ce qui se passe pendant le process, de caractériser l’impact des procédés sur la pièce en cours d’usinage », confirme Sébastien Thibaud, enseignant-chercheur en microfabrication mécanique à l’uFC / Institut FEMTO-ST, et responsable de la plateforme MIFHySTO.
De la qualité d’un perçage à celle d’un moulinet de pêche
Les applications de l’IA pour l’usinage concernent des domaines très variés. C’est par exemple le perçage par électroérosion, une technologie de haute précision pour laquelle l’équipe bisontine mène des recherches uniques dans la sphère académique.
Dans une collaboration avec SAFRAN, à l’origine d’un dépôt de brevet, les chercheurs utilisent l’intelligence artificielle pour optimiser le perçage sur des pièces de turbines. « Ces perçages de géométries complexes et de rapports de forme élevés entraînent une dégradation de la qualité des outils à un rythme très rapide, explique Sébastien Thibaud. Grâce aux données vibratoires traitées par IA, il est possible de monitorer le process pour être sûr que le perçage a été réalisé, de s’assurer que l’outil n’a pas été rendu défectueux avant d’avoir effectué cette opération ».
Dans un tout autre domaine, puisqu’il concerne la pêche et l’entreprise DÉCATHLON, qui sait, hormis les passionnés, que les moulinets équipant les cannes à pêche sont choisis sur la douceur de fonctionnement de leur mécanisme ? Et que ce sont des personnes aveugles qui traditionnellement se chargent de les tester et de leur attribuer des notes ?
Pour que cette tâche soit effectuée automatiquement en sortie de production grâce à un module d’IA intégré au process, c’est grâce à l’apprentissage automatique, cette fois « supervisé », que la recherche est conduite : on fournit au modèle non seulement des données, mais aussi des a priori, c’est-à-dire le type de résultats auxquels on veut que l’IA parvienne : ici, les notes pour qualifier la douceur de fonctionnement du moulinet.
À l’issue d’une thèse réalisée dans le cadre de ce projet de recherche, un banc d’essai est devenu opérationnel en 2023 ; muni d’un accéléromètre pour mesurer la vitesse et l’accélération des vibrations lorsqu’on tourne le moulinet, ce banc assure la collecte d’un grand nombre de données vibratoires, qui, associées à un référentiel de notes, serviront à entraîner le modèle. Par la suite intégré à la chaîne de production, l’algorithme sera capable de délivrer une note à chaque moulinet en sortie de fabrication.
Usines calquées en 3D
Au siège de l’entreprise BMW à Munich, deux doctorants en informatique de l’Institut FEMTO-ST se partagent une tâche ambitieuse : reproduire les usines du constructeur automobile sous forme de modèles 3D, pour donner naissance à des jumeaux numériques qui permettront de faire des simulations sur les évolutions de la production et du parc-machine.
« La difficulté première consiste à acquérir les données réelles de façon exhaustive, puis de réussir à les interpréter », pose en préambule Raphaël Couturier, responsable de l’équipe AND (Algorithmique numérique distribuée) au département DISC de l’Institut FEMTO-ST, et codirecteur des deux thèses. Car BMW souhaite disposer de modèles traduisant la réalité le plus fidèlement possible, un objectif qui impose de recourir à des technologies pointues pour collecter les données. Celles-ci seront ensuite traitées par machine learning pour entraîner les modèles, et obtenir des jumeaux numériques des plus réalistes. « Il s’agit de pousser à son maximum la représentation d’une machine et de son fonctionnement, en tenant compte, par exemple, du vieillissement des outils, dont les déformations visualisées en 3D seront intégrées aux modèles. »
La technologie LIDAR est ici mise à contribution, par le biais de capteurs qui passent au crible les environnements industriels visés pour en établir une cartographie numérique. Si les lasers dont les capteurs sont équipés sont parfaits pour scanner ce qu’ils ont devant eux avec une grande précision, ce sont des images sous forme de nuages de points qui sont restituées. Des millions de points à rassembler et à traiter au moyen de l’IA, pour recréer virtuellement des objets en 3D et bâtir des modèles plus vrais que nature.
Un virage difficile à négocier
Si certaines entreprises sont très à l’aise avec le concept d’intelligence artificielle, d’autres ne sont pas prêtes à l’intégrer, ne voient pas d’intérêt pour leur activité ou se sentent démunies : « La connaissance des entreprises sur l’IA ne correspond pas toujours à ce qu’est sa réalité, et ce décalage est souvent entretenu par les informations trop approximatives relayées dans les médias », remarque Stéphane Galland, enseignant-chercheur en IA à l’UTBM et directeur du laboratoire CIAD (Connaissance et intelligence artificielle distribuées).
Par le biais de présentations ou d’ateliers organisés dans le cadre des activités du consortium DEDIHCATED BFC (voir encart), Stéphane Galland communique sur l’IA de façon adaptée à l’entreprise. Détecter les défauts d’une pièce par l’analyse d’images depuis une machine-outil, intégrer les connaissances métier dans des modèles numériques, rendre intelligentes des lignes de production pour qu’elles prennent en compte une multitude de contraintes de fabrication…, les sujets abordés sont nombreux, en raison autant des possibilités qu’offrent les nouvelles technologies numériques que de la variété des activités industrielles.
Cette sensibilisation passe aussi par les projets de recherche intégrant des solutions d’IA, développés au CIAD en lien direct avec les entreprises, comme avec les sociétés THIPISEE, pour la sécurisation des données utilisateurs sur smartphone, ou X’Plan Research, pour l’optimisation de la planification, par exemple dans le cadre de l’organisation d’un chantier.
Les équipes du CIAD se sont spécialisées dans le concept d’intelligence artificielle hybride : « Les solutions développées dans les projets menés avec les entreprises combinent différentes branches de l’IA, afin de pouvoir répondre au plus juste à leurs besoins », explique Stéphane Galland.
Les solutions générées par IA hybride permettent par exemple d’augmenter la performance des mécanismes de raisonnement utilisés dans les véhicules autonomes, ainsi qu’en robotique ou sur les chaînes de production, pour de meilleurs résultats.
Articles extraits du dossier Industrie 4.0 dans le dernier numéro du journal en direct.
Image début d'article : Générée par IA - Freepik