Chez Narcisse, bulle temporelle et festive

Publié par Journal en direct, le 7 juillet 2022   670

Bienvenue Chez Narcisse, bistrot de village et scène punk-rock française : un mélange de ruralité et de culture alternative, une histoire familiale plus que centenaire, un lieu hors du commun et du temps ordinaire…

Cinq générations d'anticonformisme

À la fois café de village et scène musicale punk-rock, Chez Narcisse offre un cocktail détonnant au cœur du Val d’Ajol, dans les Vosges. Une recette peaufinée au fil de cent trente ans d’expérience, sur la base d’ingrédients incontournables : accueil chaleureux, partage culturel, tendance do it yourself, le tout assaisonné d’une bonne dose d’esprit contestataire.

Chez Narcisse force l’étonnement et l’intérêt, au point de devenir en 2017 un objet de recherche ethnosociologique pour Audrey Tuaillon Demésy, enseignante-chercheuse à l’Université de Franche-Comté / laboratoire C3S. « Mes travaux s’inscrivent dans le cadre d’une recherche ANR sur l’histoire du punk en France, lancée en 2016 par Solveig Serre et Luc Robène, des collègues historiens et musicologues. »

Audrey Tuaillon Demésy apporte donc sa pierre à l’édifice avec l’étude de ce haut-lieu de la culture alternative planté en milieu rural, dont certains traits de caractère ne sont pas sans évoquer ceux de pratiques sportives, elles aussi alternatives, telles que le quidditch tout droit né de la saga Harry Potter, et que la chercheuse étudie en parallèle. Mais ceci est une autre histoire, revenons à celle de Chez Narcisse, qui depuis 18921 oscille entre saga familiale et légende.

En cette fin de XIXe siècle, Alfred Collot, maréchal-ferrant de son état, installe un bistrot à côté de son atelier pour faire patienter ses clients autour d’un verre pendant qu’il s’occupe de leurs chevaux. Dans les années 1930, son fils Narcisse le suit dans la voie du divertissement en construisant une salle de cinéma au fond du jardin pour répondre aux souhaits professionnels de son épouse. Les choses se gâtent lorsque l’entreprise est taxée de « cinéma du diable » par le curé du village, qui gère un autre cinéma et prend ombrage de cette concurrence et d’une affiche qu’il juge inconvenante pour la morale et la religion.

C’est la Seconde Guerre mondiale, le curé en profite pour dénoncer Narcisse à la Kommandantur locale pour communisme et faits de résistance. Cependant l’histoire se finit bien, et la guerre se termine pour la famille Collot avec une anecdote plus légère : au grand dam de Narcisse, son fils Norbert tente une coupe de cheveux à l’iroquoise, inspirée de celle des soldats américains. On est loin du mouvement punk des années 1970 et des crêtes qui en seront un symbole, mais par le jeu des coïncidences, la coupe audacieuse du jeune homme, photographiée avant d’être reléguée au rang de souvenir, deviendra plus tard le logo de la salle de spectacle.

Une salle qui, en 1986, sous l’impulsion de Stéphanie, la fille de Norbert, comme ses copains peu intéressée par l’ambiance des boîtes de nuit, prend la place du cinéma déserté depuis plusieurs années. L’enceinte accueille des musiciens locaux, puis étoffe sa programmation avec les grands noms du punk-rock français comme les Sheriff, Molodoï ou Parabellum, selon le même cahier des charges culturel : des groupes français, des titres engagés.

Héritage séculaire

Aujourd’hui l’aventure se poursuit, après un passage de relais dans les mains des enfants de Stéphanie ; le festival Le pied orange, dont c’est la troisième édition ce mois de juillet, complète l’animation du village qui, plusieurs fois par an, voit débarquer cinq cents fans de punk et de rock pour des concerts. « Chez Narcisse, en tant que salle de concerts, a peu à peu été intégré à la vie du Val d’Ajol, le bistrot surtout faisant lien, analyse Audrey Tuaillon Demésy. C’est un lieu de sociabilité villageoise autant qu’un lieu culturel, qui réunit toutes les générations, toutes les catégories sociales. » Un lieu dont il ne semble pas abusif de dire qu’il a une âme, héritée d’une histoire séculaire et animée par des valeurs de partage et de convivialité.

Le temps d’un concert

Depuis la Révolution industrielle, nos sociétés sont guidées par une conception linéaire du temps ; c’est le Chronos de la philosophie antique, emmené par la notion de progrès et la volonté d’aller de l’avant. Le temps cyclique, nommé Aiôn, celui des saisons ou des anniversaires, est passé à l’arrière-plan. « Les concerts organisés chez Narcisse représentent une sorte de rupture avec le temps linéaire et renouent avec Aiôn pour une soirée », explique Audrey Tuaillon Demésy.

L’idée va plus loin qu’une simple parenthèse dans le temps ; il s’agit plutôt de « bulles », dans lesquelles passé, présent et futur sont imbriqués : un état d’esprit qui, d’après les recherches menées, serait commun aux pratiques alternatives, qu’elles soient culturelles ou sportives. Chez Narcisse, le présent, c’est le temps de la fête et d’un rituel détaché du quotidien. Le passé, c’est l’imaginaire punk, convoqué sur scène par certaines chansons devenues cultes ; c’est aussi le temps de l’enfance, dont des concerts placés sous le signe de l’impertinence autorisent à retrouver l’esprit léger. Le futur, c’est… no future, avec son cortège de sentiments mélancoliques, désabusés, voire désespérés ; de façon paradoxale, c’est aussi et malgré tout un idéal à construire et l’envie de transmettre, que le côtoiement de différentes générations aux concerts rend tangibles.

« Cette remise en cause de l’ordre temporel traduit un phénomène de résistance qu’il est intéressant d’interroger. » Une question d’ordre sociologique qui s’inscrit dans un contexte plus large, celui du projet en sciences humaines et sociales Aiôn, financé par l’Agence nationale de la recherche pour quatre ans (2019­-­2023) ; piloté par Audrey Tuaillon Demésy, ce projet s’intitule plus précisément Socio-anthropologie de l’imaginaire du temps. Le cas des loisirs alternatifs.

Pour en savoir plus : le film Chez Narcisse (52’) écrit avec Audrey Tuaillon Demésy, disponible sur www.sanchoetcompagnie.fr/film/chez-narcisse et le site du projet Aiôn : https://aion-project.org

Article paru dans en direct, n°301, juillet-août 2022

Contact :

Laboratoire C3S
Université de Franche-Comté
Audrey Tuaillon Demésy